Au citoyen Guizot
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Au citoyen Guizot
Sur l’air de : Les anguilles et les jeunes filles
Les affaires sont terminées,
Je crois que tu ne pensais pas
Que l’on pouvait, en trois journées,
Te faire ainsi sauter le pas.
La France, jadis monarchique,
Menant les choses au galop,
Est maintenant en République.
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Ton cher ami, ton vieux compère,
Pressé, s’est montré négligent.
Je crois sa douleur bien amère,
Car il a laissé de l’argent ;
Cet argent qu’il a dû nous prendre
Sur la denrée et sur l’impôt.
On parle qu’on va nous le rendre,
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Pour la garde nationale,
Tu sais qu’elle a tourné le dos,
Seule on vit la municipale,
Vouloir soutenir tes drapeaux.
Jusqu’au fantassin malhonnête
Qui, connaissant ton vil tripot,
Tourna vers toi sa baïonnette.
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Le beau château des Tuileries,
Que tu visitais si souvent,
N’a plus ses belles galeries,
Ses dorures sont en plein vent ;
La chambre à coucher de Philippe
Possède au mur plus d’un accroc,
Tous les salons sentent la pipe,
Qu’en dis-tu citoyen Guizot ?
Enfin, au pied de la Colonne,
Après tous s’en être affublés,
Ils ont osé porter le trône,
Et là, joyeux, ils l’ont brûlé.
Puis autour se pâmant d’aise,
Car ça brûlait comme un fagot,
Ils ont chanté la Marseillaise,
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Si jamais tu revois ton maître,
Dis-lui qu’on a goûté son vin,
Qu’un gaillard qui doit s’y connaître
M’a dit l’avoir trouvé divin.
Bien qu’encore au sein de ces caves
On dût l’oublier aussitôt,
Car on trinquait toujours aux braves,
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Dans ton hôtel du ministère,
Sabre en main, chacun te cherchait,
Tous les yeux brillaient de colère,
Penses-tu ce qu’on te voulait !
Mais déjà du beau sol de France
Tu fuyais sans doute au grand trot,
Ton hôtel nous sert d’ambulance,
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Eugène Baillet, Au citoyen Guizot,
[Toute fin février ou tout début mars 1848]
Lendemains immédiats de révolution : dans l’élan des trois journées victorieuses de février 1848 le jeune chansonnier parisien Eugène Baillet fait entendre sa voix en produisant un texte à lire mais aussi – et surtout – à chanter.
Né le 20 octobre 1829 dans le monde de l’artisanat, Baillet quitte l’école à dix ans et il fait deux ans plus tard son apprentissage chez un bijoutier. Il devient ouvrier bijoutier. Très tôt il fréquente les goguettes, notamment les Enfants du temple où il se lie avec les principaux chansonniers de la monarchie de Juillet – notamment Charles Gille, son aîné, un chef de file de la goguette militante d’opposition, et qui connaît déjà le succès. La première chanson de Baillet a pour titre Les Héros de la Bastille et selon toutes les apparences elle est diffusée en 1847 sous forme de feuille volante.
Âgé de dix-huit ans en février 1848, Baillet prend fait et cause pour la révolution et pour la république. Au citoyen Guizot et d’autres créations signées de lui (Le Cri des Français et Ventôse), en témoignent. Sur un ton à la fois moqueur et vindicatif, Au citoyen Guizot évoque les causes et les caractéristiques de la chute brutale de la monarchie de Juillet.
Le président du Conseil Guizot, sur la route de l’exil, est la cible principale de Baillet. Dans la deuxième strophe le texte vise aussi le « vieux compère » de Guizot, Pierre-Sylvain Dumon, ministre des Finances entre mai 1847 et le 23 février 1848, exécuteur de la politique du président du Conseil sur diverses questions sensibles (tarifs postaux, impôt sur le sel, rentes). Bien entendu Au citoyen Guizot éreinte aussi le roi déchu Louis-Philippe 1er, contraint à fuir les Tuileries. Chacune de ces trois figures de la monarchie est tournée en dérision par un peuple goguenard dans un processus de retournement carnavalesque des rôles politiques : déchéance du roi et de son entourage, souveraineté et légitimité du peuple. Ce peuple, c’est celui de Février et aussi celui de Juillet 1830 : le trône est brûlé au pied de la « Colonne » commémorant les Trois Glorieuses. Baillet, sur le ton familier de la poésie populaire (« On parle qu’on va nous le rendre »), tutoie Guizot et rebaptise le roi « Philippe ».
Pour dénoncer Guizot et les siens Baillet évoque dès le premier vers la question des « affaires » qui dans les domaines politique, économique et moral empoisonnent les dernières années de la monarchie de Juillet ; il met à jour la confusion entre affaires publiques et affaires privées : le peuple qui entre aux Tuileries dévoile la luxueuse intimité de la chambre, des salons et des caves du roi. Par la révolution, la France – terme employé à la fois dans la première et dans la dernière des strophes – a repris ses droits.
Au Citoyen Guizot, qui laisse résonner La Marseillaise dans sa cinquième strophe, est fait pour être chanté. Dans la tradition du vaudeville Eugène Baillet fait usage de la pratique du timbre (« réutiliser des airs anciens pour y adapter des paroles nouvelles » selon les mots de Romain Benini). Chanté sur un air connu et bien rythmé, son texte n’en circule que mieux. Mais les paroles correspondant à l’air d’origine ont également ici toute leur place. L’air « Les anguilles et les jeunes filles » renvoie à une œuvre de la fin de la Restauration (1827) intitulée Masaniello ou le Pêcheur napolitain. Le pêcheur Matteo y chante : « Les pêcheurs de toutes nos rades / Devant moi baissent pavillon. / De mon talent, chers camarades, / Vous voyez un échantillon : / Saumons, turbot, fines anguilles, / Tour à tour tombent dans mes rêts ; / Et même jusqu’aux jeunes filles… / Moi je prends tout dans mes filets. »
Matteo est le frère de Masaniello (Tommaso Anielo), un pêcheur néopolitain qui a accédé au pouvoir en 1647 grâce à un soulevement populaire, mais qui était alors considéré comme poursuivant son propre avantage et a été renversé par le peuple
Si l’on s’appuie sur la riche analyse de Romain Benini, on peut considérer que le comportement de Guizot fait écho à celui de Matteo : l’ex-président du Conseil est « un beau parleur et un voleur » ; dans cette perspective, « chaque couplet nargue l’allocutaire à propos d’un élément du faste monarchique qui lui est retiré. D’ailleurs, la représentation commune et stéréotypée de Guizot au lendemain de Février est bien entre autres celle d’un voleur ou d’un complice des vols de Louis-Philippe. » Romain Benini conclut que, de la sorte, Baillet accentue « la signification subversive et narquoise de sa chanson ».
Références :
Masaniello ou Le Pêcheur napolitain, drame historique en 4 actes de Mrs Moreau et Lafortelle, représenté pour la première fois sur le théâtre royal de l'Opéra-Comique le jeudi 27 X.bre 1827, par Michele Carafa (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k91166750/f64.item).
Romain Benini, Filles du peuple ? - Pour une stylistique de la chanson au XIXe siècle, Lyon, ENS éditions, 2021.
Philippe Darriulat, "Baillet Eugène", dans Le aitron (https://maitron.fr/spip.php?article25589)
Sur l’air de : Les anguilles et les jeunes filles
Les affaires sont terminées,
Je crois que tu ne pensais pas
Que l’on pouvait, en trois journées,
Te faire ainsi sauter le pas.
La France, jadis monarchique,
Menant les choses au galop,
Est maintenant en République.
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Ton cher ami, ton vieux compère,
Pressé, s’est montré négligent.
Je crois sa douleur bien amère,
Car il a laissé de l’argent ;
Cet argent qu’il a dû nous prendre
Sur la denrée et sur l’impôt.
On parle qu’on va nous le rendre,
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Pour la garde nationale,
Tu sais qu’elle a tourné le dos,
Seule on vit la municipale,
Vouloir soutenir tes drapeaux.
Jusqu’au fantassin malhonnête
Qui, connaissant ton vil tripot,
Tourna vers toi sa baïonnette.
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Le beau château des Tuileries,
Que tu visitais si souvent,
N’a plus ses belles galeries,
Ses dorures sont en plein vent ;
La chambre à coucher de Philippe
Possède au mur plus d’un accroc,
Tous les salons sentent la pipe,
Qu’en dis-tu citoyen Guizot ?
Enfin, au pied de la Colonne,
Après tous s’en être affublés,
Ils ont osé porter le trône,
Et là, joyeux, ils l’ont brûlé.
Puis autour se pâmant d’aise,
Car ça brûlait comme un fagot,
Ils ont chanté la Marseillaise,
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Si jamais tu revois ton maître,
Dis-lui qu’on a goûté son vin,
Qu’un gaillard qui doit s’y connaître
M’a dit l’avoir trouvé divin.
Bien qu’encore au sein de ces caves
On dût l’oublier aussitôt,
Car on trinquait toujours aux braves,
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Dans ton hôtel du ministère,
Sabre en main, chacun te cherchait,
Tous les yeux brillaient de colère,
Penses-tu ce qu’on te voulait !
Mais déjà du beau sol de France
Tu fuyais sans doute au grand trot,
Ton hôtel nous sert d’ambulance,
Qu’en dis-tu, citoyen Guizot ?
Eugène Baillet, Au citoyen Guizot,
[Toute fin février ou tout début mars 1848]
Lendemains immédiats de révolution : dans l’élan des trois journées victorieuses de février 1848 le jeune chansonnier parisien Eugène Baillet fait entendre sa voix en produisant un texte à lire mais aussi – et surtout – à chanter.
Né le 20 octobre 1829 dans le monde de l’artisanat, Baillet quitte l’école à dix ans et il fait deux ans plus tard son apprentissage chez un bijoutier. Il devient ouvrier bijoutier. Très tôt il fréquente les goguettes, notamment les Enfants du temple où il se lie avec les principaux chansonniers de la monarchie de Juillet – notamment Charles Gille, son aîné, un chef de file de la goguette militante d’opposition, et qui connaît déjà le succès. La première chanson de Baillet a pour titre Les Héros de la Bastille et selon toutes les apparences elle est diffusée en 1847 sous forme de feuille volante.
Âgé de dix-huit ans en février 1848, Baillet prend fait et cause pour la révolution et pour la république. Au citoyen Guizot et d’autres créations signées de lui (Le Cri des Français et Ventôse), en témoignent. Sur un ton à la fois moqueur et vindicatif, Au citoyen Guizot évoque les causes et les caractéristiques de la chute brutale de la monarchie de Juillet.
Le président du Conseil Guizot, sur la route de l’exil, est la cible principale de Baillet. Dans la deuxième strophe le texte vise aussi le « vieux compère » de Guizot, Pierre-Sylvain Dumon, ministre des Finances entre mai 1847 et le 23 février 1848, exécuteur de la politique du président du Conseil sur diverses questions sensibles (tarifs postaux, impôt sur le sel, rentes). Bien entendu Au citoyen Guizot éreinte aussi le roi déchu Louis-Philippe 1er, contraint à fuir les Tuileries. Chacune de ces trois figures de la monarchie est tournée en dérision par un peuple goguenard dans un processus de retournement carnavalesque des rôles politiques : déchéance du roi et de son entourage, souveraineté et légitimité du peuple. Ce peuple, c’est celui de Février et aussi celui de Juillet 1830 : le trône est brûlé au pied de la « Colonne » commémorant les Trois Glorieuses. Baillet, sur le ton familier de la poésie populaire (« On parle qu’on va nous le rendre »), tutoie Guizot et rebaptise le roi « Philippe ».
Pour dénoncer Guizot et les siens Baillet évoque dès le premier vers la question des « affaires » qui dans les domaines politique, économique et moral empoisonnent les dernières années de la monarchie de Juillet ; il met à jour la confusion entre affaires publiques et affaires privées : le peuple qui entre aux Tuileries dévoile la luxueuse intimité de la chambre, des salons et des caves du roi. Par la révolution, la France – terme employé à la fois dans la première et dans la dernière des strophes – a repris ses droits.
Au Citoyen Guizot, qui laisse résonner La Marseillaise dans sa cinquième strophe, est fait pour être chanté. Dans la tradition du vaudeville Eugène Baillet fait usage de la pratique du timbre (« réutiliser des airs anciens pour y adapter des paroles nouvelles » selon les mots de Romain Benini). Chanté sur un air connu et bien rythmé, son texte n’en circule que mieux. Mais les paroles correspondant à l’air d’origine ont également ici toute leur place. L’air « Les anguilles et les jeunes filles » renvoie à une œuvre de la fin de la Restauration (1827) intitulée Masaniello ou le Pêcheur napolitain. Le pêcheur Matteo y chante : « Les pêcheurs de toutes nos rades / Devant moi baissent pavillon. / De mon talent, chers camarades, / Vous voyez un échantillon : / Saumons, turbot, fines anguilles, / Tour à tour tombent dans mes rêts ; / Et même jusqu’aux jeunes filles… / Moi je prends tout dans mes filets. »
Matteo est le frère de Masaniello (Tommaso Anielo), un pêcheur néopolitain qui a accédé au pouvoir en 1647 grâce à un soulevement populaire, mais qui était alors considéré comme poursuivant son propre avantage et a été renversé par le peuple
Si l’on s’appuie sur la riche analyse de Romain Benini, on peut considérer que le comportement de Guizot fait écho à celui de Matteo : l’ex-président du Conseil est « un beau parleur et un voleur » ; dans cette perspective, « chaque couplet nargue l’allocutaire à propos d’un élément du faste monarchique qui lui est retiré. D’ailleurs, la représentation commune et stéréotypée de Guizot au lendemain de Février est bien entre autres celle d’un voleur ou d’un complice des vols de Louis-Philippe. » Romain Benini conclut que, de la sorte, Baillet accentue « la signification subversive et narquoise de sa chanson ».
Références :
Masaniello ou Le Pêcheur napolitain, drame historique en 4 actes de Mrs Moreau et Lafortelle, représenté pour la première fois sur le théâtre royal de l'Opéra-Comique le jeudi 27 X.bre 1827, par Michele Carafa (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k91166750/f64.item).
Romain Benini, Filles du peuple ? - Pour une stylistique de la chanson au XIXe siècle, Lyon, ENS éditions, 2021.
Philippe Darriulat, "Baillet Eugène", dans Le aitron (https://maitron.fr/spip.php?article25589)